HISTOIRE

7 octobre 1910 à minuit – La Fée verte entre dans la clandestinité en Suisse

La clandestinité de l'absinthe

Nous sommes en 1910. La Fée verte vient de sombrer dans l’illégalité. Dans toute la Suisse, la production d’absinthe s’interrompt… Toute ? Non. Un petit district peuplé d’irréductibles distillateurs résiste au législateur.

Dans le canton de Neuchâtel, au Val-de-Travers, commence un formidable jeu de cache-cache avec la police et le régie fédérale des alcools. Des centaines de distillateurs entrent dans la clandestinité et rivalisent d’imagination pour poursuivre la production de l’alcool interdit.

Ainsi débute la légende l’absinthe clandestine. Elle durera un peu moins d’un siècle et connaîtra son lot d’anecdotes croustillantes, de personnages hauts en couleurs et de sagas juridiques rocambolesques.

Le saviez-vous ? On estime que pendant la prohibition, 35’000 litres d’alcool sont produits illégalement, chaque année, dans le seul Val-de-Travers !

L’alcool ? On l’achète partout sauf à la Régie des alcools, bien sûr. Au Discount Denner de Fleurier, acheté légalement, en payant même les droits de monopoles de 29 fr par litre. Voire chez le boulanger, comme celui de Travers, arrêté en 1970 pour avoir commandé des quantités impressionnantes d’alcool de bouche pour faire… ses babas au rhum.

Les alambics doivent eux aussi être dissimulés. On les cache derrière des portes secrètes, des armoires à double fond, à l’ombre des caves quand on ne bricole pas des lessiveuses qui font tout aussi bien l’affaire.

Pour masquer la puissante odeur anisée qui s’échappe d’une « cuite », on répand le fumier ou on brûle des pneus.

Quant au transport, on équipe des voitures de double réservoir et on bricole les corsets des femmes pour dissimuler des bouteilles.

Car la Régie fédérale des alcools veille et nombre de clandestins seront amendés, leur alambic détruit et la production de leur absinthe confisquée.

« Mythe et réalité, légende et histoire, emblème et objet, muse et inhibitrice, héroïne et victime, ange et démon, encensée et maudite, élue et damnée, baume et poison, remède de bonne femme et bouillon de onze heures, paradis et enfer. »
Eric-André Klauser, historien du Val-de-Travers

Les figures de la clandestinité : la Malotte

Ne croyez pas que l’absinthe est une affaire d’hommes. Le distillateur le plus épique de la clandestinité était une femme. Berthe Zurbuchen (1881-1969), dite Malotte. Elle officiait sur les hauteurs de la vallée, dans le village reculé des Bayards et fut la dernière fabricante d’absinthe à ne vivre pratiquement que du produit de sa vente.

Malotte, tenancière au bistrot des Parcs au-dessus de Saint-Sulpice, distille pour la première fois en 1922 une recette héritée d’un boulanger qu’elle peaufine et améliore.

Son absinthe, titrant paraît-il à 58 degrés, est la meilleure, dit-on. Tellement qu’on ne compte plus les célébrités qui escaladent les crêtes du Vallon pour la déguster ; artistes, écrivains, représentants des autorités cantonales et nationales, et même des conseillers fédéraux, raconte-t-on là-haut. Mais c’est avec les gens du coin qu’elle préfère partager son élixir, « dans sa cuisine, peuplée jusqu’au dernier tabouret », raconte son voisin, l’écrivain Jacques-André Steudler (dans le Courrier du Val-de-Travers, 3 mars 2005). Elle dit : « L’absinthe, c’est comme le vin. Plus elle est vieille, meilleure elle est ».

Et elle en sait quelque-chose, elle qui distille deux cents litres par semaine, parfois plus, dans la cave de sa villa où son gendre, garagiste et électricien, a bricolé un alambic électrique qu’il a pris soin de murer. La Malotte cuit toujours de nuit, à deux ou trois heures du matin : « il ne fallait pas renoncer au progrès, ni au courant bon marché ! ».

La Malotte, distillatrice clandestine d'absinthe
La Malotte, mythique clandestine du Val-de-Travers, dans sa cuisine en 1965. Crédit photo : Archives personnelles de Jean-Jacques Charrère.

Bien qu’en parfaite illégalité, La Malotte se fait un devoir de payer sa patente de distillation de gentiane. « Je suppose qu’elle n’en a pas distillé un litre » s’amuse Steudler.

Un jour, un jeune policier nouvellement nommé, informé par un délateur, arrive chez elle, en uniforme. La Malotte, qui comptait nombre d’agents de police parmi ses clients, lui demande :

– Vous en voulez combien ? ».
– Moi j’en veux pas… Pis au fait vous m’offrez quoi ?
– Ah ben d’l’absinthe, d’la bleue, d’la tiaf, d’la couetch…

Il lui en demande un litre. De retour au poste, le jeune agent s’exclame « Chef, j’ai trouvé une clandestine ! Je fais un rapport, on la dénonce ! ».

Ce qui conduit la Malotte au tribunal. Le juge lui demande si elle reconnaît la bouteille.

– Oui m’sieur l’juge.
– Donc vous distillez et vous faites du commerce illégal ?
– Non m’sieur l’juge.
– Comment ?
– Ben vous n’avez qu’à ouvrir la bouteille et pis déguster.

Ce qu’ils font en plein tribunal. De la flotte. Il n’y avait que de la flotte dans cette bouteille !

Source : Commune de Val-de-Travers, Rapport Maison de l’Absinthe, 2011

Mais au début des années 1960, l’histoire finit moins bien. Tout comme près de 300 clandestins de la Vallée, la Malotte est perquisitionnée. « Comme des malpropres, les agents fédéraux fracassèrent à coups de masse l’alambic électrique, saisirent tous les stocks de bleue de Malotte » qu’ils déversent dans une carrière près de Môtiers. À l’issue d’une audience au tribunal irréelle qui voit 30 clandestins comparaître conjointement, La Malotte écope de la peine la plus lourde, 15’000 francs d’amende. L’équivalent, à cette époque « d’une honnête maison avec jardin et dégagement ». Une fortune. Ni une, ni deux, la brave Malotte prend sa plus belle plume et écrit au Ministre des finances :

Mon cher Conseiller fédéral,
Je suis une pauvre grand-mère perdue dans la montagne. Depuis 1922, je paie la patente pour distiller de la gentiane. Il m’est arrivé quelquefois de distiller un peu d’absinthe. C’est pour rendre service à mes voisins paysans. Quand une vache a mal vêlé, on lui frictionne les reins avec ça, pour la remettre d’aplomb. Je cours sur mes quatre-vingts ans et j’aime à voir le monde. Croyez-vous que tous ces braves gens viennent pour mes beaux yeux ? La vie est dure et chacun essaie d’arrondir les angles. Est-ce que vous croyez que je peux vivre avec mon AVS ? J’écope d’une amende de 15’000 francs. Il y a de tels trous dans la caisse fédérale ? S’il le fallait, je donnerais ma chemise mon cher Conseiller fédéral, et je reste votre dévouée.
« Malotte », Soit Bertha Zurbuchen-Bähler du Petit Bayard.

Et de sabler ça avec son cher voisin, qui n’en croit pas ses yeux : « Moi qui croyais que la Régie avait tout séquestré ? ». « Oh ! Ces malicieux ! Ils ont oublié le litre de vinaigre ! ».

Convoquée devant le tribunal, Malotte, loin de faire acte de repentance, déclare : « Vous savez, Monsieur, j’ai 83 ans et je distille depuis 60 ans. A mon âge, on ne change plus ses habitudes ».

Après recours jusqu’au Tribunal fédéral, l’amende est réduite car la loi est formelle : elle ne peut pas dépasser 3’000.- , peu importe si celle-ci sanctionne une production pour le moins rondelette : 18’000 litres de clandestine, rien de moins.

Et lorsque le juge énonce la sanction, La Malotte de rétorquer : « Monsieur le juge, je vous paie tout de suite ou quand vous viendrez chercher votre bouteille à la maison ? ».

La sanction n’échaude pas la Bayardine. Mieux, elle repeint entièrement sa maison en vert absinthe et demande désormais à ses clients de la payer en alcool pur, un litre de bleue contre un litre d’alcool, pour éloigner les soupçons des autorités.

Malotte distillera encore, dans sa cuisine, à plus de 80 ans, avant de décéder en 1969, à l’âge de 88 ans. Elle ne connaîtra jamais la dépénalisation mais son absinthe lui a survécu, car au Val-de-Travers, la bleue est une affaire de famille. Duvallon, son petit neveu, et fils de la non moins légendaire clandestine La Marta, compte aujourd’hui parmi les distillateurs les plus réputés du monde. Retrouvez ses absinthes dans notre boutique.

Un « lait du Jura », une « tiaffe » ou une « boueuse »

Boire une bleue au Vallon en pleine prohibition ? Rien de plus facile, comme le raconte au Courrier du Val-de-Travers (3 mars 2005) l’écrivain Jacques-André Steudler : « L’absinthe interdite par la Constitution depuis 1908 est consommée quotidiennement par tous les bistrots du district, aussi bien par les gendarmes que le président du Tribunal. »

Pour s’en voir servir une, il faut connaître les codes régionaux fleuris. Au bistrot, on commande un « lait du Jura », une « boueuse », une « tiaffe » ou une « couètche », qu’on déguste dans un verre publicitaire « Ovomaltine » qui a le bon goût d’être en plastique opaque. Ni vu ni connu et tant pis si le troquet pue la bleue.

Pour s’en procurer directement auprès des distillateurs, il faut là aussi connaître le mot de passe. L’ancien clandestin Willy Bovet raconte à Libération  : «Vous m’auriez demandé de l’absinthe au téléphone, je vous aurais dit que je n’en fabriquais pas. Par contre, vous m’auriez demandé deux poulets et trois lapins, je vous aurais dit de venir.»

Se cacher. Utiliser des phrases d’initiés. C’est le quotidien des distillateurs pour échapper aux sanctions juridiques qui peuvent coûter très cher, plusieurs milliers de francs de l’époque. Entre 1930 et 1938, 182 contrebandiers de la bleue sont déférés devant le tribunal pour infraction sur l’interdiction de l’absinthe. La Régie fédérale des alcools espère ainsi refroidir les aspirations anisées des fortes têtes du Vallon.

Il n’en est rien.

Se faire « pincer » devient un acte de bravoure pour les clandestins. Une carte de visite même.

Dans les années 1960, une fronde sans précédent est conduite dans la Vallée.

Jacques-André Steudler raconte : « En 1960 les Chambres fédérales devaient traiter un épineux dossier. Le Valais, qui s’engorgerait récolte après récolte d’un lac de Fendant, toujours plus difficile à écouler, fut victime d’un contingentement. Et qu’attend la Régie des alcools pour intervenir au Val-de-Travers ? (…) Ô funérailles ! Ça nous fit une belle jambe que le courageux Valaisan Roger Bonvin fût élu au Conseil fédéral à la première vacance, mais les 273 fabricants clandestins du Val-de-Travers furent perquisitionnés et saisis et amendés comme des bandits de grand chemin. »

Oui. 273 distillateurs clandestins. Au seul Val-de-Travers.

Dépénalisation de l'absinthe

95 ans après sa prohibition, les autorités fédérales suisses réhabilitent l’absinthe, le 1er mars 2005. Il faut dire que de l’autre côté de la frontière, on chauffe déjà les alambics et la Suisse ne veut pas se faire doubler par la concurrence étrangère. Pour les contrebandiers de la bleue, on ne sait trop qu’en penser. La bleue n’est-elle pas plus mythique interdite que légalisée ? Ne va-t-elle pas s’industrialiser et perdre son âme ?